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Intersectionnalité: pour un mouvement décroissant qui n’oublie personne

La justice sociale est l’un des piliers du mouvement décroissant. 

Le risque est que cette dernière reste un beau principe que l’on affiche à tout vent sans en mesurer les implications réelles.  Nous devons en parler, nommer les injustices, n’en déplaise à ceux et celles qui en profitent.  Les nommer permet d’y faire face, de s’organiser et de les combattre. Tout le monde est concerné. Autant les personnes qui subissent les inégalités sociales que celles qui en bénéficient. Plusieurs disent que nommer ces inégalités ne fait que nous diviser et affaiblir une lutte principale commune. C’est cependant faire fi que la division existe déjà et le reconnaître n’est que le premier pas pour la détruire. Mais quel rapport avec la décroissance?


Le mouvement pour la décroissance se doit d’être socialement juste au risque de reproduire les fondements du système capitaliste actuel qui s’est nourri historiquement et se nourrit toujours des inégalités sociales. Le capitalisme sauvage que l’on connaît aujourd’hui s’est développé grâce à l’exploitation de divers groupes sociaux qui ont permis aux plus privilégiés d’accumuler du capital. Les grandes fortunes et le système capitaliste ont vu le jour grâce au commerce triangulaire et à l’esclavage. Grâce à la colonisation et au pillage inhérent des ressources. Grâce au travail gratuit des femmes et des personnes à qui l’on a imposé ce rôle, dont des personnes trans et non binaires (s’il ne les a pas tout bonnement effacées). Grâce à la population ouvrière pauvre, toujours rémunérée à contrecœur, qui doit fournir de plus en plus de travail au détriment de sa santé, de son bien-être et de sa vie. Et ce n’est qu’un bref aperçu.


L’hétéropatriarcat et le colonialisme raciste ont nourri le capitalisme qui régit nos vies aujourd’hui et ce dernier sera toujours prêt à sacrifier le bien-être, la santé et la vie des groupes marginalisés tant que cela servira ses intérêts.


Tous ces types d’oppression se croisent et se recroisent dans les expériences humaines. On parle ici d’intersectionnalité.  C’est à dire des intersections entre les positions d’oppressions et/ou de privilèges des personnes et leurs interrelations. Par exemple,une personne peut être à la fois femme et noire et pauvre, ou femme et blanche et riche, ou homme et métis et homosexuel, etc. Une personne peut donc subir plusieurs types d’oppression qui s’accumulent et sont souvent indissociables.


L’intersectionnalité et la justice sociale s’appuient, entre autres, sur le principe d’équité.  L’équité sous-tend que tous les gens ne sont pas égaux  par défaut dans notre société et que, de ce fait, chacun n’a pas les mêmes besoins pour atteindre les mêmes buts. Une personne grande de nature n’aura pas besoin de tabouret contrairement à une personne plus petite pour atteindre le haut de la même armoire.  Imaginons que l’armoire constitue une admission universitaire, un emploi particulier, un poste politique, etc.  L’intersectionnalité propose de bien comprendre quel type de tabouret chacun a besoin afin de pouvoir le construire sur mesure dans un souci d’équité!  La justice sociale ajoute à cela la solidarité pour la construction dudit tabouret et la reconnaissance des responsables ayant manigancé pour garder l’accès exclusif à l’armoire et interdire les tabourets.  L’égalité sans équité, quant à elle, aurait donné un tabouret identique à tout le monde.


Il est impératif que nous construisions une décroissance autour d’une justice sociale intersectionnelle. Si nous pensions la décroissance en dehors de cette justice, nous risquerions des dérives inexcusables qui ne la justifieraient plus. En effet, nous devons déconstruire consciemment tous les rapports de domination qui ont permis l’émergence et le maintien du système capitaliste, sans quoi ceux-ci risqueraient de se reproduire.


Une décroissance patriarcale, par exemple, pourrait prôner le retour radical aux rôles traditionnels des genres binaires, un retour ou du moins une augmentation de la tâche domestique des femmes et de toute personne à qui l’on imposerait ce rôle. La division des tâches et les rôles de genre, nous les avons très bien intégrés. Pour éviter de les reproduire nonchalamment, il faut faire le choix conscient à chaque moment de ne pas les laisser s’installer. C’est un problème récurrent dans nombre de mouvements sociaux et politiques qui finissent souvent par reléguer les femmes et toutes personnes considérées comme telles aux tâches domestiques. Si nous voulons une décroissance juste, qui ne se bornera pas au retour des rôles traditionnels de genre qui sont oppressants de plus d’une manière, nous nous devons de réfléchir la décroissance d’un point de vue féministe et intersectionnel.


Intersectionnel, car un mouvement de décroissance qui se dirait féministe, mais pas antiraciste, pourrait reproduire des rapports de domination pouvant aller jusqu’à l’esclavage. Ou, plus insidieusement, un régime de travailleurs et travailleuses domestiques ou agricoles racisé.e.s, engagé.e.s pour soutenir les familles blanches dans leur cheminement vers l’autosuffisance. Imaginons une société décroissante qui délaisserait peu à peu la (sur)mécanisation de l’agriculture et qui aurait alors besoin d’un certain nombre d’ouvrières et ouvriers agricoles.  Dans un monde qui ne serait pas antiraciste, ne pourrait-elle pas trouver confortable de donner les travaux les plus fastidieux de l’autosuffisance à certains groupes racisés ?


De plus, une dérive d’une décroissance qui ne serait pas décoloniale pourrait viser à imposer son idéologie occidentale ailleurs dans le monde. Une imposition qui peut très bien prendre les formes bienveillantes de l’aide au développement… euh, d’une aide à la décroissance. Nous savons le rôle historique qu’ont joué les états occidentaux à la destruction des modes d’organisation traditionnels ainsi qu’au pillage et à la destruction des ressources qui auraient pu permettre l’autosuffisance de ces peuples. Sans compter que cela a mené à leur dépendance à notre système d’organisation capitaliste.  Venir prêcher un autre modèle de société sans garder cela en tête serait franchement hypocrite.


Ces dérives ne prennent toutefois pas en compte les plus petites agressions que pourrait commettre un mouvement décroissant qui ne réfléchirait pas en terme de justice sociale. En plus, des manques de considération individuelle et d’invisibilisation de certaines identités, on peut penser aux enjeux spécifiques à certains groupes marginalisés qui pourrait tout simplement passer à la trappe. Si, par exemple, l’on décidait du jour au lendemain, de bloquer l’industrie pharmaceutique ou de trier quels médicaments sont considérés comme de première nécessité, est-ce que quelqu’un penserait aux enjeux de la contraception? Aux personnes neurodivergentes?  Aux personnes trans? Aux personnes vivant avec un handicap? Une chose est sûre, c’est que les communautés touchées par ces enjeux auraient à tout le moins le droit d’être concertées.


Ajoutons à cela que les différences de classes sociales se doivent aussi d’être considérées. En effet, les plus précaires n’ont pas souvent l’opportunité de faire entendre leur voix. Le système capitaliste qui les maintient dans la pauvreté fait en sorte qu’elles et ils ne peuvent se permettre le luxe de penser un autre monde. Le rythme effréné d’une vie passée à lutter pour subvenir à ses besoins de base, laisse peu de temps et d’énergie à la construction d’un monde nouveau. On ne leur demande que rarement leurs avis alors qu’ils et elles sont parmi celles et ceux qui souffrent le plus du système tel qu’il est. Une décroissance socialement juste ne devrait pas l’oublier.


D’autres pièges sont aussi à éviter afin d’intégrer pleinement la justice sociale dans une démarche de décroissance.  On peut penser, entre autres, à l’idéalisation du passé ou à la promotion d’une autonomisation individualiste. Penser que le monde allait mieux avant, car on était plus autonomes, qu’il y avait un plus grand sens de la communauté, plus d’entraide, etc. est au mieux naïf, au pire, franchement hypocrite (encore une fois). Ce n’était absolument pas mieux pour tout le monde. Même si nous sommes loin du monde parfait, des avancées en terme de justice sociale ont quand même eu lieu: droits de votes des femmes et des communautés racisées, abolition de l’esclavage, protection légale contre certaines formes de discriminations raciale et sexuelle, congés payés, assurance-maladie et autres programmes sociaux, etc. Idéaliser le passé, c’est faire fi de tout cela. Quant à elle, une décroissance individualiste est une utopie accessible seulement aux privilégié.es. Le problème n’est pas de rechercher l’autonomie, mais le repli sur soi qu’il peut impliquer. L’idée de pouvoir tout quitter, acheter une terre pour soi-même, par exemple, et se désolidariser de toute personne ne pouvant faire la même chose. Une forme de bunker des temps modernes.  


Maintenant que tous ces mauvais scénarios sont sur la table, prenons le temps de préciser que ceux-ci NE REPRÉSENTENT PAS ce qu’est vraiment une décroissance souhaitable. Aucun d’entre eux ne devrait se prévaloir de cet étiquette. Il s’agit simplement de démontrer qu’une décroissance dépourvue de sa dimension de justice sociale serait absurde et dommageable. Il est alors de mise de garder cela en tête, de ne pas négliger cette dimension et de l’intégrer pleinement au cœur de nos luttes. Nous sommes ensembles, différents, mais unis, dans cette lutte contre un même système oppressant qui nous empêche de vivre pleinement.

Allions-nous!

Une réponse sur « Intersectionnalité: pour un mouvement décroissant qui n’oublie personne »

Merci pour cet article ! Il me touche car il aborde un thème de fond qui semble souvent être oublié : le véritable but d’un projet ou, comme ici, d’une lutte. Quand on souhaite réaliser quelque chose, il est facile de confondre l’une des étapes avec le but lui-même… La décroissance, dans ce sens, n’est à mon avis pas le but réel mais uniquement l’une des étapes pour atteindre une vision bien plus vaste : un monde basé sur l’équité, le bien-être de toustes, et de tout le vivant. Se demander à quoi devrait ressembler ce monde avant même d’y parvenir est salutaire. Prévoir, définir des objectifs, peut-être même des critères. Qu’est-ce qu’un monde d’équité et de bien-être ? Comment peut-on savoir si ce monde est atteint ou pas ? etc. Car une fois la décroissance atteinte, ce monde de bien-être pour toustes sera probablement encore à constuire, ou en tout cas à consolider… Et la question de l’équité, comme vous le dites si bien, ne sera pas à oublier.
Merci pour votre site et votre combat !

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