Le mouvement de la décroissance, sur la base d’une critique de notre mode de vie et du système capitaliste qui le conditionne, appelle à une transformation individuelle et collective de notre civilisation. Mobiliser autour d’un programme aussi global n’est pas évident parce qu’il articule l’échelle individuelle et collective. Mais aussi parce que beaucoup d’aspects sont en débat et se définissent dans un ensemble de nuances en fonction des collectifs qui s’approprient les questions soulevés par la décroissance : la transition écologique, l’injustice sociale et environnementale, la crise de sens et la transformation politique. Cette mise en débat à différentes échelles s’exprime par l’auto organisation des groupes promouvant la décroissance. Et plus encore, cette auto organisation fait partie de ce que propose la décroissance. En même temps c’est un mouvement qui réunis sous son étendard des individus et des collectifs à travers le monde, et s’il n’existe pas à notre connaissance d’organisation internationaliste de la décroissance, les bases pour sont là. Alors finalement, entre individu et collectif, critique et alternative, auto organisation et internationalisme : comment trouver sa place dans la décroissance ? à quel niveau agir ?
La complexité ne doit pas faire peur, elle devrait au contraire stimuler la curiosité, mobiliser notre intelligence. Complexe ne veut pas dire compliqué, mais une multitude d’aspects articulés et s’influençant les uns les autres. La forêt est complexe, faire un jardin est complexe, les relations humaines sont complexes. A force de simplifier on obtient l’uniformisation des espaces, des productions, des discours, des idées etc. mais aussi on finit par se retrouver démunis dans un monde qui n’est plus pré-mâché par le système capitaliste. Cela nous affaiblit autant comme individu que comme collectif. Ce détour par la complexité revendique ici que la pensée de la décroissance ne doit pas être simplifiée, et encore moins donnée en kit : ça serait une erreur et contre-productif, l’effort à fournir pour s’approprier sa critique et sa proposition fait partie de la revendication.
Le premier réflexe est d’expliquer la décroissance à l’échelle individuelle, pour ne pas faire peur avec une critique globale du système. On explique alors l’impact de nos modes de vie sur l’environnement on montre que l’on peut faire différemment et inévitablement on aboutit par conseiller de «faire sa petite part ». Le fameux/fucking colibri (1). Le mouvement des Colibris a été créé par Pierre Rabhi en 2007 et “place le changement personnel au cœur de sa raison d’être, convaincu que la transformation de la société est totalement subordonnée au changement humain”. Alors oui, c’est une évidence, l’action commence à notre échelle tel que le prône la simplicité volontaire, c’est nécessaire, mais pourquoi ce n’est pas suffisant ? et même pourquoi c’est dangereux de s’arrêter là ?
La décroissance est politique
Le premier point c’est l’absence d’une critique globale. Cela maintien la source des problèmes à distance, dans une forme abstraite : le système. Par conséquent, ça devient compliqué de le critiquer et d’adresser précisément les responsables. Ce qui est le fondement d’une revendication politique. Donc le principal problème du colibri, c’est qu’il dépolitise la décroissance.
La décroissance est globale
Ensuite l’action du colibri ne permet pas de penser l’articulation des niveaux, et donc d’agir individuellement en cohérence avec une critique plus globale. Il y a bien des nuances de colibri, mais prenons l’exemple de l’action écologique. Notre colibri, s’il en a les moyens, va se tourner vers une auto électrique : d’abord ça lui permet de ne pas remettre en question l’usage de l’auto, de penser que son mode de vie est plus écologique sans s’intéresser à la filière de production de ces autos, ni aux entreprises qui en font la promotion. L’exemple est extrême mais il illustre l’importance de la cohérence de nos actions.
La décroissance est collective
Le colibri ne cherche pas à mobiliser les autres animaux, il ne cherche pas à s’organiser avec ces voisins pour avoir un impact plus fort. On peut prendre l’exemple du compostage, le faire tout seul c’est le fun, l’organiser avec ces voisins, dans son quartier c’est mieux, s’organiser avec des fermiers c’est encore plus fort, contraindre sa municipalité à investir des moyens pour faciliter le fonctionnement de cette organisation c’est incroyable!

Alors méfions nous car faire sa petite part est le premier pas et trop souvent le dernier d’un engagement dans la décroissance. Et c’est peut être là le pire. D’ailleurs c’est là dessus que s’appuie le capitalisme pour être si résilient : on vous offrira des « solutions » pour agir « plus facilement » en colibri… tout en maintenant un système d’exploitation (des ressources et des humains) mais qu’on vous aidera à ne pas voir et encore moins à penser.
Mais faut-il faire tomber le capitalisme ou construire une autre voie ? Ce n’est pas un scoop : les deux. Et c’est une erreur d’opposer les deux. C’est d’ailleurs une stratégie de délégitimation de la lutte. On l’entend souvent, jusque dans les groupes de la décroissance : il faut penser positif, il faut être constructif pour parler de la décroissance. Et en filigrane ce qu’on entends c’est la petite musique bien rodée de délégitimation des moyens de lutte. Une musique qui ne vient pas de nulle part : d’une forme de morale qui nous est inculquée à l’école, puis dans les médias et les discours politiques. Cette morale veut que la stabilité institutionnelle est seule garante de la démocratie, à partir de là toute remise en question qui impliquerai des remous sont illégitimes dans la vie démocratique. Il est par contre légitime d’en réprimer les protagonistes. Sans aller plus loin dans ce débat il faut bien comprendre quel est l’enjeu à concilier lutte et alternatives main dans la main : cela veut dire construire d’autres voies tout en adressant ce qu’on ne veut pas reproduire, car le danger de ne pas l’adresser est de le reproduire inconsciemment. En cela la décroissance implique de réussir le difficile exercice d’adresser les problèmes (2) et les responsables (3), de leur résister, et de construire des alternatives, de contribuer à faire émerger de nouveaux sens.

Agir pour le décroissance appelle donc à articuler différents niveaux d’action. Comprendre que la décroissance se joue dans ce qu’on consomme, les collectifs dans lesquels on s’investit, notre travail, ce que l’on vote ou ne vote pas, les discours que l’on relaye, les projets auxquels on participe, tout cela doit être cohérent. Et c’est cette cohérence qui nous donnera l’énergie non pas simplement de lutter contre le capitalisme et pour la décroissance, mais bien de vivre la décroissance au quotidien. Car ça n’a pas de sens de partitionner voir de cloisonner nos actions : on ne peut pas être décroissant de 17h à 18h en faisant ses courses et ne plus l’être autour d’une bière avec sa gagne du secondaire. C’est dans cette mise en cohérence de nos actions que l’on peut accroître notre impact.
(1) https://www.colibris-lemouvement.org/mouvement/legende-colibri
(2) Extractivisme, exploitation des ressources, perte de la biodiversité, inégalités sociales, néo colonialisme, répression des minorités, perte de sens, financiarisation du monde etc.
(3) Les grandes familles fortunées, les multinationales de l’industrie, de la finance, du numérique, classe politicienne.